Bart De Pauw (Choreograph België):
« Il n'est plus question de transformation numérique, mais de transformation du numérique »
Les données et l'IA dominent de plus en plus le paysage du marketing, y compris dans les dossiers Effie couronnés. Les agences médias - véritables architectes de ces révolutions - restent pourtant étonnamment sous-représentées dans l'univers Effie. Place à un échange stratégique avec Bart De Pauw, Managing Director de Choreograph et fort de 35 ans d'expérience en innovation média et analyse de données. Un entretien sur son nouveau rôle au sein de GroupM, l'impact de l'IA sur les médias, l'efficacité des médias locaux, la souveraineté numérique de l'Europe et la valeur ajoutée des agences médias dans le montage des dossiers Effie.
L'actualité du moment chez GroupM (WPP) est le lancement de Choreograph Belgique. Quelle est la mission de cette nouvelle entité ?
La mission de Choreograph est d'aider ses clients à saisir de nouvelles opportunités et à générer une croissance significative en exploitant les meilleurs insights data et les technologies de pointe en matière d'IA, de GenAI, d'IA agentique, d'IA conversationnelle, etc. En fédérant tous les spécialistes de la technologie et de l'analyse que compte groupe, nous garantissons à la fois une cohérence globale et une excellence de bout en bout en matière de planification, d'activation, d'optimisation et de mesure média pour nos clients. Présente à l'international depuis plusieurs années, Choreograph est désormais active en Belgique depuis le 1er avril. Au niveau international, elle compte plus de 4 000 collaborateurs et fait l'objet d'investissements annuels de plus de 250 millions de la part de WPP. Choreograph Belgique s'appuie sur l'excellente expérience des équipes data existantes de GroupM et de ses agences. En tant que Managing Director, je dirige une équipe super-hybride de 13 personnes. Dans un monde de plus en plus digital et complexe, nous nous positionnons comme des « facilitateurs » pour les organisations tournées vers l'avenir.

Le lancement de Choreograph est-il aussi une conséquence de la complexité et de la fragmentation des données et des outils adtech dans l'écosystème ?
La fragmentation du côté de l'utilisateur et du côté de l'offre est à l'origine de cette complexité. Le phénomène n'est pas neuf, mais il a connu une accélération fulgurante ces dernières années, portée en partie par les avancées technologiques. C'est un peu paradoxal, car plus de données et une meilleure technologie devraient en fait conduire à de meilleures décisions, sans pour autant rendre les choses plus complexes. L'ensemble du processus data doit être revu en profondeur dans chaque entreprise afin de permettre un accès plus performant à l'information. L'IA conversationnelle finira par être la solution. Les agents travailleront pour nous. Mais au-delà des outils, il s'agit surtout d'acquérir de nouvelles compétences et d'adopter le bon état d'esprit. Le défi est de recruter des profils pour le monde de demain, tout en répondant aux besoins d'aujourd'hui… et parfois même à ceux d'hier. Savez-vous quel est, selon moi, le plus beau et le plus important défi ? Les différentes générations au sein d'une équipe. J'aime y voir une nouvelle ère d'inclusion et de synergie intergénérationnelle. Vous devez vous assurer que les profils de vos équipes sont suffisamment différents, mais aussi qu'ils veulent et peuvent travailler ensemble. J'ai récemment recruté un collaborateur un peu plus âgé parce qu'il apporte un certain calme, de l'expérience et une certaine mentalité à l'équipe. Dans le même temps, mon équipe compte aussi des profils plus juniors, qui sont de vrais prodiges et incroyablement doués avec les nouveaux outils les plus fous.
Votre récente keynote à la UBA Belgium Exchange Community portait sur les grands défis des médias, aujourd'hui et dans un avenir proche.
Le message central de mon intervention était qu'il n'est plus question de transformation numérique, mais de transformation du numérique. En bref, il s'agit de tirer parti des données et de la technologie dans le but d'offrir la meilleure expérience au consommateur.
Dans les médias, on se distingue non seulement par le contenu, mais aussi par la qualité de l'interface et de l'expérience utilisateur. Les acteurs médias locaux doivent aujourd'hui rivaliser au niveau de l'expérience utilisateur, même avec les grands acteurs comme Netflix ou YouTube. Il suffit de regarder l'explosion du marché de la vidéo à la demande ces dernières années, les nombreux modèles commerciaux (BVOD, SVOD, AVOD), la concurrence accrue, notamment grâce à la progression de la télévision connectée (70 % de pénétration en Belgique), etc. En parallèle, le cord cutting atteint déjà 20 %, une tendance désormais bien ancrée en Belgique. L'audio suivra vite l'exemple de la vidéo. Et même le média le plus ancien qui soit, l'OOH, se réinvente aujourd'hui grâce aux données et à la technologie, en proposant des expériences immersives.
Un autre bel exemple est la bataille autour de l'accès à ce qu'on appelait autrefois Internet, mais qui consiste aujourd'hui à faire apparaître son produit au bon moment, dans le contexte d'une transaction souhaitée. Et de préférence au prix le plus bas par prospect. Les agents conversationnels remplacent la recherche traditionnelle et renversent ainsi tous les codes. Parallèlement, de nombreuses entreprises adoptent une logique de plateforme et d'expérience pour se profiler comme le guichet unique du consommateur. Le commerce reste le nerf de la guerre !
Cela nous amène au secteur en plein essor des médias de détail, sous l'impulsion de mastodontes tels qu'Amazon, qui offrent une solution dite en boucle avec des données comportementales et intentionnelles intéressantes. Dans leur sillage, de nombreux détaillants développent leur activité data en quête de ce nouvel eldorado. D'autre part, une tendance émerge : rendre chaque interaction média achetable (des codes QR à la RV, la RA, la RM).
Enfin, le marketing d'influence connaît un succès croissant. Il s'agit d'une économie de créateurs pilotée par l'IA, dont les productions sont de plus en plus professionnelles. De nouvelles entreprises de production émergent aussi dans ce segment pour se concentrer sur le business via les réseaux sociaux.
Il n'y a plus une seule tendance où l'IA n'apparaît pas. C'est précisément la raison pour laquelle l'IA « responsable » est aujourd'hui un sujet brûlant. Chaque biais dans une source de données risque, en effet, d'être amplifié au maximum et peut rapidement former une nouvelle réalité. Nous connaissons tous les problèmes liés aux droits d'auteur, mais aussi les biais potentiels liés aux stéréotypes, etc. Mais cela va beaucoup plus loin, jusque dans nos décisions et modèles de transaction basés sur les données.
Parlons un instant des médias locaux et de leur efficacité. Dans quelle mesure est-il difficile de convaincre les annonceurs, en particulier les jeunes annonceurs qui sont de plus en plus nombreux, d'inclure ces médias locaux dans leurs plans ?
Les médias locaux sont efficaces. De nombreuses études l'ont prouvé à maintes reprises. Le problème est que certaines de ces études n'atteignent pas les bons décideurs. Les personnes qui assistent à des séminaires Google sont des adeptes de Google ; celles qui assistent à un séminaire VIA croient au pouvoir des médias locaux... Nous prêchons des convertis. Nous devons briser ce cercle vicieux et nous avons besoin de meilleurs story-tellers.
Par ailleurs, si cette puissance avérée n'est pas intégrée aux systèmes de planning et de trading, elle risque vite de passer à la trappe.
Les lois de la simplicité d'utilisation et de la performance pour le B2C s'appliquent également dans un contexte B2B. Si Google et Meta séduisent autant, c'est parce qu'une PME peut y lancer des campagnes efficaces à moindre coût et sans complexité.
Les entreprises médias belges doivent rendre leurs plateformes aussi conviviales que celles des acteurs internationaux tels que Google et Meta. Pris isolément, le marché belge est, hélas, un peu trop restreint pour ce type d'investissements. C'est pourquoi on assiste à des rachats locaux, d'une part, et à des mouvements d'expansion internationale, d'autre part. C'est crucial pour rester compétitif. Il faut innover via des expériences étrangères et coopérer à l'échelle européenne, par exemple en utilisant la même plateforme vidéo performante dans différents pays, comme le fait DPG.
Je pense, à cet égard, que l'initiative de TF1+ est une belle source d'inspiration. Il s'agit d'une plateforme locale solide à laquelle d'autres partenaires peuvent se joindre. Je m'attends à un certain nombre d'acquisitions, de fusions et de partenariats, au niveau tant national qu'international. Elles seront nécessaires pour faire contrepoids aux mastodontes mondiaux. En bref, les médias belges font face à un nouveau choix : s'unir à l'échelle européenne et monter en puissance, ou risquer de devenir insignifiants. La coopération européenne et la simplification technologique sont les clés de la survie.
Compte tenu des bouleversements (géo)politiques et de la menace d'une techno-autocratie, la mentalité et le sentiment « Europe first again » peuvent-ils donner un coup de fouet aux médias locaux ?
Nous savons depuis longtemps que trop de technocratie finit toujours par engendrer des problèmes. Je pense qu'un tel sentiment peut aider les médias locaux, mais la vérité est que « l'argent va où va l'attention ». Les médias locaux devront donc ensemble faire en sorte que choisir le local ne soit pas un rejet des autres, mais un choix affirmé en sa faveur. Le « pouvoir de la foule » ne doit pas être sous-estimé et l'effet Tesla est intéressant à suivre. Mais soyons attentifs. Les choses vont et viennent. J'ai bien peur que certaines choses n'aient pas d'effet durable. Mais ce qui se passe actuellement est une piqûre de rappel à tous les niveaux, plus particulièrement en ce qui concerne le contrôle de vos données et la raison pour laquelle l'Europe ne compte aucun acteur SoMe majeur... On sent aujourd'hui une certaine dynamique sur le plan politique. Et c'est là, bien sûr, que tout commence. J'espère, ou plutôt je soupçonne que les médias locaux en tireront des leçons. Les médias locaux en Europe devront collaborer et investir beaucoup d'argent et de ressources pour parvenir à une souveraineté numérique européenne. La lutte reste inégale. Zuckerberg peut décider seul de beaucoup de choses, alors qu'ici, dix CEO doivent parvenir à un consensus.
Passons aux Effies. Dans quelle mesure les agences médias sont-elles impliquées dans la rédaction et la préparation des dossiers ?
Beaucoup trop peu, je pense. Ce sont surtout les agences créatives et les annonceurs qui s'en chargent. C'est dommage, car les Effies sont la Champions League des awards et de l'efficacité, c'est notre métier après tout ! L'idée de départ vient généralement du département stratégie des agences créatives, avant d'y être développée sur le plan créatif. De nos jours, les bonnes idées peuvent venir de n'importe où, ce qui change un peu la donne. La créativité guidée par la donnée est sur toutes les lèvres et cela pourrait bien annoncer un changement de garde...
Du côté des agences médias, l'accent et l'expertise sont mis sur les consommateurs, les personas, les points de contact et l'efficacité. Et surtout, nous disposons des bonnes données et, de surcroît, de personnes capables de bien les interpréter. En tant qu'agences médias, nous devons donc faire comprendre aux agences créatives qu'elles n'ont pas toujours besoin de faire appel à un cabinet d'études externe ou à un fournisseur tiers pour mesurer ou prouver quelque chose.
Les meilleurs dossiers sont ceux où des experts et des personnalités fortes se complètent dans leur propre domaine. Des exemples tels que SILK montrent qu'un modèle dans lequel chaque partie contribue à partir de sa propre expertise fonctionne. La condition préalable est que l'annonceur garde le contrôle et qu'une agence pilote le processus - qu'il s'agisse de l'agence média ou de l'agence créative, selon les besoins du projet.
Les Effie Awards sont donc traditionnellement le domaine des annonceurs et des agences créatives, de sorte que les agences médias sont moins susceptibles d'être impliquées. Les agences médias ne voient pas vraiment les Effie Awards comme un lieu naturel de reconnaissance pour leur expertise, malgré le rôle stratégique croissant qu'elles jouent. Quelles mesures concrètes Effie et les agences médias peuvent-elles prendre pour accroître la participation active de ces dernières à Effie ?
La collaboration tripartite (annonceur, agence créative et agence média) devrait devenir la norme, car les campagnes sont plus efficaces lorsque les trois parties collaborent. Les agences médias devraient participer plus activement à Effie, étant donné leur rôle crucial dans les campagnes efficaces. Effie et les annonceurs devraient reconnaître davantage que les agences médias jouent également un rôle clé dans la créativité et la stratégie basées sur les données.
Ma première recommandation concrète serait d'intégrer davantage d'expertise média dans le jury des Effie. La situation s'est déjà considérablement améliorée par rapport au passé, mais ce n'est pas encore suffisant. Je pense également qu'Effie devrait occuper une place plus centrale dans l'esprit des agences média. Et les agences médias doivent se profiler davantage au sein des Effies. Il s'agit d'une responsabilité partagée. Enfin, l'organisation pourrait insister davantage sur le fait que les dossiers gagnants sont souvent le fruit d'une collaboration étroite entre les trois parties.
Effie insiste sur le thème de la durabilité à chaque édition, mais reçoit peu de dossiers sur le sujet. La durabilité est-elle encore un enjeu dans le monde des médias ?
La planification média neutre en CO2 n'est pas un concept vide de sens du côté des agences média. Les médias eux-mêmes ont fait de nombreux efforts pour réduire leur impact. Mais comme l'a calculé le Dr Grace Kite (économiste d'entreprise et experte en médias et développement durable, NDLR), les médias ne représentent qu'une petite partie de l'empreinte totale. Les gains les plus importants en matière de durabilité se situent au niveau de la production et de la consommation. Nous devrions nous concentrer sur la modification des modes de consommation et sur le développement de processus de production plus intelligents et plus durables, et nous efforcer de mettre en place une économie plus circulaire. Les médias peuvent jouer leur rôle et le font.
D'autres questions sont importantes. Les consommateurs adhèrent certes à la durabilité, mais à condition qu'elle ne pèse pas sur leur portefeuille. Seule une minorité - la classe la plus aisée - est prête à payer le prix fort pour des produits durables. Le grand public ne suivra que lorsque les prix seront alignés. Il incombe aux publicitaires et aux décideurs politiques de rendre les options durables abordables, par exemple en faisant en sorte que les aliments sains soient moins chers que les alternatives malsaines.
Il faut prendre conscience qu'une stratégie durable peut aussi être un levier de croissance. Non pas en proposant des prix plus élevés, mais en faisant en sorte qu'un public de plus en plus nombreux reconnaisse et adopte cette stratégie comme étant la bonne voie à suivre. Je pense que nous devons nous tourner vers les annonceurs pour les encourager à soumettre plus de dossiers liés à la durabilité. Cela engendrera davantage de récits inspirants et permettra de mettre davantage l'accent sur la durabilité tout court.
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